10

Dégainant mon épée, je pénétrai dans la chambre, prêt à me battre. Je trouvai notre père près du lit, regardant autour de lui avec des yeux exorbités. Il avait renversé la table de toilette – ce qui expliquait le bruit. La bassine bleue s’était brisée sur le plancher, éparpillant des éclats de porcelaine et répandant de l’eau sale sur le sol.

Aber s’arrêta derrière moi.

« Père ? Comment te sens-tu ? » m’enquis-je.

Baissant ma lame, je fis un pas prudent en avant. Il ne s’était pas servi du Logrus pour faire apparaître une arme, ce que je considérai comme un bon signe.

« Où est-il ? demanda-t-il d’une voix rude.

— Qui ?

— Thellops, mon garçon ! Nous étions en pleine conversation…

— Il n’est pas ici, répondis-je vivement. Tu as été malade. Tu es resté inconscient pendant des heures.

— Des heures ? Non ! » Il s’assit lourdement sur le bord du lit, en secouant la tête. « Que m’a-t-il fait ? Et quand est-ce arrivé ?

— Je n’en sais rien. » Je marquai une hésitation. Il semblait aller mieux – cependant, je notai un subtil changement, mais j’étais incapable de dire exactement à quel niveau. « Quand je t’ai trouvé, il y a quelques heures, tu gisais, inconscient, près du Schéma. Je t’ai amené ici.

— Quel est cet endroit ?

— Une simple auberge dans une Ombre.

— Le temps s’écoule différemment ici… mais il n’est peut-être pas trop tard. » Il se remit debout et regarda autour de lui d’un air égaré. « Tu vas devoir revenir avec moi. Aber, aussi… » Il plissa le front, les yeux dans le vague. « Et Locke. Où est-il ? J’ai besoin de lui.

— Lockc est mort », répondis-je avec douceur. Il devait être vraiment perdu, s’il avait oublié que son fils aîné avait trouvé la mort à Juniper.

« Est-ce Thellops qui l’a tué ? » Il s’interrompit, puis : « Non, non…

— C’est arrivé il y a longtemps », m’empressai-je de répondre. Mieux valait l’aiguiller sur un sujet récent. « Qu’en est-il de Thellops… qu’a-t-il fait ? Est-ce important ?

— Ah, oui… Thellops ! » Il tourna son regard vers moi ; j’y lus une vive colère. « Nous devrions être assez de trois.

— Pour faire quoi ? » demanda Aber.

Notre père baissa alors les yeux. « Qu’avez-vous fait à mes bottes ? Les lacets ont disparu. Où est mon ceinturon ? Thellops est un démon rusé. Nous devons être préparés cette fois.

— C’est moi qui t’ai retiré ton ceinturon. Il est en bas. » Je le pris par le bras et le reconduisis vers le lit. « Assieds-toi un instant. Dis-moi comment tu te sens. Tu as reçu plusieurs coups sur la tête. Est-ce que tu te souviens de quoi que ce soit à propos du Schéma ?

— Le Schéma est parfait. Après tout, c’est moi qui l’ai dessiné.

— Oui, mais après l’avoir fait ?… »

Il battit des paupières ; ses yeux se perdirent dans le vague. « Je suis fatigué. J’ai faim. » Il examina la chambre, comme s’il la voyait pour la première fois. « Où suis-je ?

— Dans une auberge », lui répondis-je d’un ton rassurant. Il se répétait – et ses pensées n’étaient pas claires. Je me tournai alors vers la porte. Qu’est-ce qui retenait le vieux docteur Hand ? Lui aurait peut-être pu nous aider.

Notre père fronça les sourcils. « Je… je l’ai déjà demandé, pas vrai ?

— Oui, intervint Aber, en croisant les bras. Essaie de te concentrer, Père. Qu’en est-il de Thellops ?

— Thellops ? » Il me dévisagea. « L’ai-je tué, Locke ?

— Je suis Oberon, pas Locke. Je ne sais pas si tu l’as tué. Étiez-vous en train de vous battre ?

— Oui…

— Alors, nous n’allons pas tarder à le savoir. »

Dworkin se leva d’un bond. « Il s’est enfui ! » Se libérant de ma poigne, il se mit à faire les cent pas, comme un animal en cage.

« Sais-tu qui je suis ? » l’interrogeai-je.

Il me regarda. « Assez joué, mon garçon. Nous n’avons pas de temps à consacrer à ce genre d’idioties. Nous devons retrouver Thellops avant… » Il fronça les sourcils. « Il est peut-être déjà trop tard. Nous verrons bien, nous verrons bien. »

Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Je ne pouvais voir la cage d’escalier, mais j’entendis qu’on montait les marches d’un pas lourd.

« Le Schéma ! » s’écria-t-il soudain. Ses yeux s’écarquillèrent. « Tu as essayé de me tuer…

— Non, Père. » Je lui racontai rapidement ce qui s’était produit. Je n’étais pas sûr qu’il comprenait, mais il écoutait et secouait la tête de temps à autre. Je passai notre combat sous silence – inutile d’insister sur ce point.

« Désolé, mon garçon. J’avais l’esprit embrouillé.

— Mais tu vas mieux, à présent, le rassurai-je.

— Oui. »

Ce fut le moment que choisit un petit homme aux cheveux blancs, tout de noir vêtu, du chapeau rond et plat jusqu’aux chaussures étroites et pointues, pour entrer dans la chambre d’une démarche traînante. Il portait une petite sacoche noire d’une main et s’appuyait sur une canne, de l’autre.

« Quelqu’un m’a demandé ? » Avec un gentil sourire, il nous fit tour à tour un léger signe de tête.

« Oui. Vous devez être le docteur Hand, lui répondis-je.

— En personne. Êtes-vous le patient ? » Ses yeux bleu pâle me dévisageaient.

« Non. Il s’agit de notre père. » Je pivotai pour le lui présenter. « Le seigneur Dworkin.

— Seigneur ? » Le médecin leva les sourcils. « La noblesse fait rarement appel à moi.

— Sortez, ordonna notre père brusquement, en lui indiquant la porte. Je n’ai vraiment pas besoin de vous ! Même pas du tout, en réalité. »

Le docteur Hand gloussa et posa sa sacoche sur le lit. « Allons, allons, Votre Majesté, laissez-moi en juger. Des crises, n’est-ce pas ?

— Oberon…, commença Dworkin pour me mettre en garde.

— Il semble aller beaucoup mieux, intervins-je en m’excusant presque auprès du médecin.

— Je vais bien, gronda Dworkin.

— Sottises. » Le docteur Hand se pencha et étudia ses yeux. « Vous n’allez certainement pas bien. Vous avez une commotion cérébrale, monsieur. Je le vois parfaitement dans vos yeux. Vous avez été sévèrement battu… par deux fois, dirais-je, au vu de ces ecchymoses. Hier. Et ce matin. Mais vous souffrez de cette commotion depuis hier. Maintenant, êtes-vous disposé à me laisser vous soigner ou dois-je demander à ces garçons de s’asseoir sur vos bras, pendant que je fais mon travail ? »

Dworkin nous lança à tous trois des regards noirs. Je tentai d’avoir l’air décidé et menaçant. Une commotion… cela expliquait bon nombre de choses.

« Oh, bon, très bien », lâcha enfin notre père, d’un ton sec. Il se percha à l’extrémité du lit. « Qu’on en finisse ! »

Je regardai le médecin avec une admiration non feinte. C’était la première fois que je voyais quelqu’un intimider Père. Aber semblait tout aussi impressionné.

« Hum », fit le médecin. Il releva chacune de ses paupières et l’examina minutieusement. Puis il palpa son crâne pour y chercher des bosses éventuelles. Enfin, il se recula.

« Des crises ? s’interrogea-t-il. Je n’en décèle aucun signe. Quoi qu’il en soit, vous devez être un sacré adversaire. Je dénombre des douzaines de cicatrices, laissées par les duels auxquels vous avez pris part au fil des ans. Mais qui est responsable de cette commotion, hein ? Il n’y a pas eu de lutte. Quelque chose vous a frappé par-derrière… une pioche, peut-être ?

— Je… je ne me souviens pas.

— Cela ne me surprend pas. » Le médecin nous regarda Aber et moi. « Et vous, mes garçons ? Vous n’avez pas une idée ?

— Nous n’étions pas présents », répondis-je.

Avant que je ne pusse l’arrêter, il s’était emparé de ma main droite et l’avait retournée. Il subsistait deux coupures de mon récent combat contre mon père, une sur le dos de la main, une autre sur mon avant-bras.

Avec un claquement de langue dubitatif, le médecin avança : « Vous vous êtes battu, mon petit gars. Soit contre votre père, soit pour le défendre… Toute la question est là, hein ?

— Vous avez une bonne vue », fis-je, en retirant ma main. Me sentir examiné par le regard pénétrant de ce vieillard ne m’enchantait guère. « Mais c’est mon père qui a besoin de vous, pas moi.

— Oh, je soigne tous ceux qui en ont besoin. » Il gloussa. « Vous êtes le prochain, fiston. »

Je poussai un soupir. J’aurais dû m’y attendre – je m’étais, le premier, précipité à la recherche d’une Ombre où je trouverais un médecin capable de soigner mon père !

« Eh oui », ricana le docteur Hand. Il fouilla dans sa sacoche et en retira du fil et une aiguille. « Votre état nécessite quelques points de suture, fiston. Votre père, lui, a besoin de quelques jours de repos. Et peut-être d’un bon repas chaud et d’un petit remontant. Il n’y a rien à faire de plus, aujourd’hui.

— Je vous l’avais bien dit », grommela ce dernier.

Le docteur Hand enfila soigneusement le fil dans son aiguille et me regarda d’un air impatient. Serrant les dents, je tendis le bras et le laissai recoudre mes blessures.

Après son départ, Aber éclata de rire, sans pouvoir s’arrêter. Je lui décochai un regard furibond. Il finit par retrouver son sérieux.

« Tu aurais dû voir ta tête ! me dit-il.

— Ça n’a rien de drôle. Je déteste les points de suture. Ces satanés trucs provoquent toujours des tiraillements.

— Désolé. Mais… je ne t’avais jamais vu avec un air aussi agacé ! Tu as plus souffert que Père !

— Pfff ! rétorquai-je.

— Laisse ce pauvre Oberon tranquille », intervint Blaise, arrivée en toute discrétion. Appuyée contre le chambranle de la porte, elle arborait une expression radieuse. Quelques verres avaient accompli des miracles… lui redonnant toute sa confiance en elle. « Il pensait bien agir.

— Ça suffit, dit notre père, descendant du lit et scrutant les alentours. Où est mon épée ?

— Tu as entendu le médecin ? Tu dois garder le lit pendant une semaine, lui rappelai-je.

— Je serais incapable de trouver le repos avant que nous ayons récupéré Freda. Thellops la retient prisonnière… et, toi et moi, nous allons la chercher ! »

La naissance d'Ambre
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